mercredi 2 janvier 2019

MOHAMMED ARKOUN : L'IMPENSÉ DANS L'ISLAM CONTEMPORAIN


Entretien avec le philosophe, professeur à la Sorbonne, qui développe une critique interne de l'islam par rapport aux propres principes et valeurs que celui-ci proclame.
Mohamed Arkoun, philosophe, historien, est né en Kabylie à Taourirt-Mimoun en 1928. Il a publié de très nombreux ouvrages dont l'Humanisme arabe au Xe siècle (1982, Vrin), Lectures du Coran (1982, Maisonneuve et Larose), Pour une critique de la raison islamique (1984, Maisonneuve et Larose), l'Islam, morale et politique (1986, Desclée de Brouwer/Unesco), la Pensée arabe (1991, PUF, Que sais-je ?). Il continue de développer, de façon éminemment créatrice, une critique interne de l'islam par rapport à ses propres principes et valeurs.
Professeur émérite d'histoire de la pensée islamique à la Sorbonne (Paris-III), vous avez développé une discipline nouvelle : l'" islamologie appliquée ", et ce dans diverses universités d'Europe et des États-Unis. De quoi s'agit-il ?
Mohamed Arkoun. La notion d'" islamologie appliquée " s'est imposée à moi après l'indépendance de l'Algérie, au moment précis où les Algériens convoquaient l'islam, comme religion et comme culture, en vue de reconstruire la personnalité arabo-islamique détruite par le colonialisme. Cette manière de voir les choses et d'imposer une politique, dans un pays comme l'Algérie, ne tenait absolument pas compte de la réalité historique de cette jeune nation, ni du Maghreb, ni d'autre part de l'histoire de l'islam et de la pensée islamique. Cette dernière ne s'est pas développée de façon continue, depuis sa première émergence au VIIe siècle et jusqu'au XXe siècle. Il y a eu une rupture à l'intérieur de la pensée islamique, depuis le XIIIe siècle, et ce bien avant l'intervention du colonisateur. La plupart des musulmans refusent aujourd'hui de regarder l'histoire dans son développement ample et de tenir compte de cette interruption. Il y a pourtant eu, au Xe siècle, une dimension intellectuelle, représentée en particulier par la philosophie, qui a permis l'épanouissement d'un humanisme, c'est-à-dire d'un regard totalement ouvert sur les cultures présentes au Proche-Orient, étudiées sans aucun complexe, et sans que l'islam comme religion y apporte une seule restriction. En tant qu'historien et philosophe, je ne pouvais accepter, cette opposition idéologique entre un colonialisme qui a pulvérisé la personnalité arabo-islamique de l'Algérie, et une personnalité qui pose justement, pour l'ensemble des pays musulmans, des problèmes de relecture historique et critique de l'islam comme religion, comme tradition de pensée, interférant avec la notion même d'identité nationale. L'" islamologie appliquée " consiste à prendre en charge les problèmes de la cité tels qu'ils se posaient après les indépendances : problèmes pratiques qui recevaient des solutions d'une classe politique refusant toute prise en charge de l'histoire de l'islam et de la culture arabe, d'une part, et aussi, d'autre part, des réalités sociologiques et anthropologiques de l'Algérie et du Maghreb. L'" islamologie appliquée " s'est avérée très féconde. Grâce à elle, nous pouvons aujourd'hui analyser - autrement que le font les sciences politiques - le type de discours qui se développe, aussi bien du côté musulman que du côté occidental, pour parler d'une guerre dont on veut totalement gommer ou transformer la genèse historique et la programmation politique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'" islamologie appliquée " est une recherche scientifique qui écoute et qui observe les manipulations, par les acteurs sociaux, des éléments disponibles d'une culture et d'une histoire pour les approprier à des volontés politiques idéologiques et non pas pour essayer d'éclairer le rapport d'un pays à son passé, à son anthropologie, à ses réalités effectives. Il s'agit en somme de " clarifier le passé pour construire le futur " (1). Je suis sur le point de publier un livre en anglais qui porte en titre : l'Impensé dans la pensée islamique contemporaine. J'y analyse le discours islamique actuel et j'y détecte des problèmes que l'on refuse de penser pour des raisons politiques ou faussement religieuses.
Deux ans après la publication de votre thèse sur l'Humanisme arabe du Xe siècle (1982), vous donnez à lire Pour une critique de la raison islamique. S'agit-il d'une préoccupation différente ?
Mohamed Arkoun. La période humaniste consistait justement dans la prise en charge critique de la polis, la cité politique à la manière grecque et de la religion elle-même. Je n'ai fait qu'élargir, dans un contexte de modernité, l'attitude intellectuelle qui caractérise précisément l'humanisme arabe du Xe siècle. C'est la pensée d'expression arabe de cette époque qui a interprété le religieux dans les catégories de la philosophie. Au Xe siècle, le philosophe Al Hamiri a pensé le religieux exactement comme Kant a défini la religion dans les limites de la raison. Il a appliqué la démarche logocentriste du logos aristotélicien pour définir la religion et la vérité religieuse. Son travail est d'une grande audace intellectuelle, et il se différencie de la manière dont les théologiens et les juristes ont abordé la religion, le Coran, et la charia (loi religieuse musulmane). Aujourd'hui, le discours de Ben Laden, des islamistes et des politologues est construit sans référence philosophique aucune ; il consiste à dire : voilà ce qu'est l'islam et comment l'islam pense. Pourtant, au Xè siècle, le philosophe Taw Hidi - qui est un intellectuel révolté - écrivait deux pamphlets contre deux Grands vizirs. Al Hamiri et Taw Hidi sont deux exemples de penseurs qui pratiquaient la critique philosophique. Tandis qu'aujourd'hui, pour faire la critique de la raison islamique, on est devant un vide qui s'étend du XIIIè siècle jusqu'à nos jours. L'opinion musulmane - qui n'a plus à se mettre sous la dent qu'un discours islamiste politique - ne reçoit pas cette critique. Il s'agit là d'un constat historique extrêmement alarmant quant à l'état actuel de la pensée islamique.
Dès 1970, vous avez publié une traduction du Coran, réédité par Flammarion en poche en 1991. Personnellement, j'ai dit dans ces colonnes ce qui me séduisait dans la traduction " éclairée " de Jacques Berque. Mais je n'ignore pas que le musulman est " théologiquement habilité au libre examen des Écritures sacrées ". Comment vous situez-vous ? 
Mohamed Arkoun. Jacques Berque se place d'un point de vue rationnel extérieur à l'islam. En ce qui me concerne, je récuse toute manipulation des textes religieux à des fins idéologiques. Tout ce qui appartient à l'islam a été étatisé par des États qui n'autorisent pas le débat. Moi, je me situe d'un point de vue interne à l'islam : j'ai la préoccupation de restaurer notre compréhension du phénomène religieux comme un phénomène universel. J'entends restaurer cette vérité historique selon laquelle les religions ont inspiré, orienté, et enrichi la créativité culturelle, quelle que soit la tradition à laquelle on se réfère. Je donne la possibilité d'entrer dans la religion par la culture et non pas nécessairement par le catéchisme. Les croyants ont bien sûr le droit d'entrer dans la religion par le catéchisme. Mais, en militant pour cette approche des religions par leurs dimensions culturelles, j'ai le sentiment de contribuer à la construction d'un espace civique moderne - pas seulement pour une religion mais pour des religions. Je suis persuadé que cela peut enrichir notre réflexion sur la politique, notre réflexion philosophique sur les conditions de production du sens dans les sociétés, et sur la critique de ce que les sociétés appellent " les valeurs ". Nietzsche nous a appris à nous interroger sur les valeurs. Et Marx, à sa façon, a également soulevé ce problème. Il faut prendre en charge de façon critique la prétention des religions d'aujourd'hui à dire le droit dans les sociétés. À commencer par l'islam politique. Il importe de combler les décalages historiques et de parler autrement qu'on ne le fait des cultures, de façon à ne pas déclencher des irritations et des revendications identitaires. En réalité, l'islam est théologiquement protestant, puisque le musulman est libre dans son rapport à Dieu, et politiquement catholique, dans la mesure où, depuis les Umayyades, l'État - c'est-à-dire le pouvoir politique - a confisqué cette liberté propre à l'islam de se constituer en sphère autonome du spirituel.
J'ai cru comprendre que la sourate 9 (Le repentir ou la dénonciation) et la sourate 18 (La Caverne), avaient eu une grande importance dans votre parcours. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?
Mohamed Arkoun. La sourate de La Caverne contient trois contes très anciens : le roman d'Alexandre, la légende des Dormants d'Éphèse (qui se réfère à la persécution des chrétiens sous Dioclétien), et la légende de Guil Lamech. Nous avons là rassemblé toute une symbolique religieuse sous forme d'une littérature commune à l'imaginaire du Proche-Orient ancien. Cela met en évidence le misérabilisme intellectuel de ceux qui séparent le Coran de la Bible et de l'Évangile, avec des catégorisations théologiques, alors qu'il s'agit de références culturelles communes. Quant à la sourate 9, c'est elle qui m'a fait réfléchir sur ce que j'appelle le " triangle anthropologique ". Je suis en train d'écrire là-dessus un livre qui s'appellera : Violence, sacré, et vérité : lectures de la sourate 9. Elle ouvre pour moi des horizons formidables.
Les deux premiers termes ne sont-ils pas empruntés au philosophe René Girard, dont l'ouvrage la Violence et le Sacré est prolongé aujourd'hui par une prise de parti contre le relativisme qui mine les pensées contemporaines, par son incapacité à saisir la violence mimétique à la racine de tout ordre symbolique (2) ?
Mohamed Arkoun. Le livre de René Girard auquel vous faites allusion a eu beaucoup d'influence sur la réflexion anthropologique à propos de la violence et du sacré. Il met en valeur la rivalité mimétique qui existe au sujet des biens symboliques dans une société. Il faut savoir que c'est par les biens symboliques qu'on obtient les légitimations de l'ordre politique, de l'ordre éthique, de l'ordre intellectuel. Personnellement, j'ai essayé de montrer qu'elle est aussi liée à la manière de comprendre et de faire fonctionner la vérité religieuse. Si cette dernière est présentée comme une vérité absolue, intangible, immuable, parce qu'elle est la vérité de la parole de Dieu qui a révélé aux hommes la loi et la connaissance justes, elle entraîne l'exclusion des autres qui ne participent pas à cette définition de la vérité. Pendant longtemps, les chrétiens ont enseigné qu'en dehors de l'Église il n'y avait pas de salut. De la même façon, les musulmans ont dit : en dehors de l'islam - dernière version de la vérité religieuse - il n'y a point de salut. Celui qui vit selon la vérité de la parole de Dieu peut sans doute devenir un saint, mais la vérité ainsi comprise entraîne nécessairement des réactions de violence si quelqu'un vient et tente de relativiser tant soit peu cette vérité ou même de l'attaquer franchement et de dire : ce n'est pas une vérité. Il y a donc pour moi un cycle de la violence, du sacré et de la vérité. Il y a là une tentative d'explication qui s'étend au-delà des religions. La vérité marxiste, telle qu'elle a été instrumentalisée par le Parti communiste en Union soviétique, a fonctionné aussi de cette façon-là et a généré des violences que nous connaissons très bien. Ce " triangle anthropologique ", comme je l'appelle, permet donc de rendre compte de la violence religieuse, mais aussi de la violence dans les idéologies modernes laïques. Nous, modernes et laïques, devons cesser de regarder les religions comme seules responsables de la violence liée au fanatisme religieux. Il y a aussi un fanatisme politique et laïque. Même la vérité qui s'habille de philosophie peut dégénérer en vérité violente, source de violences, de persécutions et de condamnations de toutes sortes. Cela oblige la raison moderne laïque, comme la raison religieuse, à reprendre le travail sur ce qu'il faut appeler la violence dans la société, le sacré dans la société, la vérité politique ou religieuse. Le " djihad " n'est pas du tout une particularité de l'islam. C'est lié au fonctionnement même du concept de vérité. Par ma critique, je veux amener la raison contemporaine à réfléchir autrement qu'elle ne le fait sur des ensembles culturels, et non pas en opposant une culture occidentale aux autres cultures qui ne seraient pas modernes ni évoluées (3).
Entretien réalisé par Arnaud Spire
Publié dans L'Humanité

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