Entretien réalisé par Salima Tlemçani
Après avoir été exclues du champ religieux, les zaouïas reviennent en force. Elles ont même envahi le terrain politique, alors qu’un de leurs principes est justement de ne pas s’y aventurer. Comment expliquer une telle évolution ?
Durant les années 1970, le président Boumediène gérait d’une main de fer tout courant qu’il considérait comme une menace pour le socialisme, qui repose sur l’unicité du choix politique, et il ne le cachait pas. Pour lui, la religion devait être un facteur d’union et non de discorde. De ce fait, il ne fallait pas qu’elle s’immisce dans la politique.
Ainsi, les zaouïas et les écoles coraniques devaient rester dans l’ombre. Elles étaient exclues de toutes les manifestations religieuses et leurs responsables interdits de quitter le territoire national et les tribunes religieuses institutionnelles. Des pressions énormes étaient exercées sur les confréries Tidjania et El Hibria, qui étaient au premier rang, mais aussi sur d’autres zaouïas qui avaient de l’influence. Le changement a commencé sous feu Chadli Bendjedid.
Il fréquentait la zaouïa Belahoual de Mostaganem, que dirigeait cheikh Abdelkader et où d’importantes manifestations religieuses étaient organisées. Sa relation avec cette zaouïa a été pour beaucoup dans le nouveau regard porté sur les confréries.
Bendjedid a autorisé la plus grande conférence internationale consacrée à la Tidjania et à laquelle ont pris part de nombreuses personnalités du soufisme venues du monde entier. Il a rendu visite à la zaouïa Belkadia à Tlemcen, puis à celle de Sidi Mohamed Belekbir à Adrar, qui comptait à l’époque plus d’un millier d’élèves.
Ces rencontres ont eu un impact sur le regard porté sur les zaouïas. Avec le président Abdelaziz Bouteflika, c’est autre chose. L’homme a été baigné dans le milieu des zaouïas, parce que son défunt père était un mokadem dans la confrérie El Hibria.
Il a connu de nombreuses personnalités du soufisme, que ce soit de l’Ouest, où il est né et a grandi, ou au sud du pays, durant la Guerre de Libération nationale, lorsqu’il se déplaçait au Mali. Il avait une approche différente de celle de Boumediène.
Cela a permis à ce courant de reprendre sa place, surtout que c’est venu juste après les années 1990, où les gens étaient à la recherche d’un islam plus serein, plus paisible et plus tolérant.
Ce retour des zaouïas peut-il émaner d’une décision politique, ou est-ce le résultat de cette politisation de l’islam dont vous parlez, et de ses conséquences néfastes vécues par les Algériens durant les années 1990 ?
En fait, les dirigeants politiques étaient devant trois choix. Après les années 1980, nous étions devant le phénomène de l’islam politique, c'est-à-dire l’exercice de la politique au nom de l’islam. Ce choix a été adopté par certains partis et les conséquences ont été désastreuses : 300 000 morts, je dis bien 300 000 morts, et je pèse mes mots. Le deuxième choix est la laïcité de l’Etat.
C'est-à-dire séparer la religion de la politique. La troisième voie consiste à faire de l’islam spirituel une alternative à la politique au nom de l’islam. Après l’expérience sanglante des années 1990, beaucoup ont penché pour cette dernière voie.
L’expérience spirituelle permet aux gens de retrouver leur équilibre, de s’entraider pour le bien, d’aimer Dieu, de s’aimer et de s’éloigner de tout ce qui le contrarie. Cette voie ouvre les perspectives d’un meilleure vivre-ensemble dans ce monde qui voit l’islam à travers ceux qui exercent la politique au nom de la religion. Les premiers signes de l’adoption de cette voie c’est, d’abord, les nominations politiques.
Pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie indépendante, un homme de zaouïa est désigné ministre des Affaires religieuses. Mieux encore. A chaque élection présidentielle, la machine des zaouïas se met en branle pour soutenir le président Bouteflika, un enfant des zaouïas et un fervent adepte du soufisme.
Les zaouïas ne se sont pas contenté du rôle sociétal, éducatif et religieux. Elles ont décidé d’être dans le champ politique pour avoir une place à l’intérieur du cercle de décision. Le Président a choisi d’aller vers les zaouïas par conviction spirituelle et politique, sans pour autant tourner le dos aux partis islamistes ou autres organisations religieuses.
Il l’a fait en étant convaincu que cet héritage religieux est important et peut être exporté dans le monde entier. Il faut savoir que la tarîqa Tidjania représente aujourd’hui 350 millions d’adeptes dans le monde. Ce nombre émane d’un recensement précis des descendants directs des chouyoukh, des fonctionnaires et des adeptes. Il n’y a pas 600 millions, comme l’a affirmé le khalifa de cette confrérie, ni 500 millions comme l’a déclaré le défunt Belkacem Khelifaoui, un de ses chouyoukh.
Presque tous les dirigeants des pays du Sahel appartiennent à cette tarîqa, qui a cinq places fortes dans le monde : Irak, Syrie, Egypte, Algérie et Maroc. Je regrette que le régime politique algérien n’ait pas utilisé durant des décennies la Tidjania comme une force d’appui à la diplomatie algérienne, à la promotion du tourisme religieux et de résolution des conflits continentaux.
J’ai moi-même écrit et plaidé pour la construction d’une cité religieuse à Aïn Madhi, avec une grande mosquée, de grands hôtels, une université islamique, un grand hôpital, un centre commercial, etc., qui pourrait drainer, dans les années à venir, au moins un million de touristes par an. Les revenus d’un tel projet sont inestimables.
Quelles sont les zaouïas les plus influentes ?
Il existe six voies initiatiques mères répandues dans le monde. La première est la tarîqa El Kadiria, avec ses 27 filières dans le monde, dont la plus célèbre est Batal Al Haji en Tchéchènie.
En Algérie, il y en a 17, parmi lesquelles la tarîqa Al Manzilia à Oued Souf, la tarîqa Al Kadiria Al Kountia à l’extrême Sud, la tarîqa El Kadiria de Mascara, etc. En deuxième position vient la tarîqa Rifaiya, qui se trouve en Irak, en Syrie et au Koweït. Son dernier et célèbre cheikh est Ahmed Youcef Hachem Errifai, cinq fois ministre des Affaires religieuses, décédé récemment.
Suit la tarîqa Al Khalwatia avec une filière en Algérie, puis la tarîqa Rahmania, présente en Kabylie, à Alger et à Bou Saâda et dont les adeptes étaient les premiers à avoir affronté les troupes de la colonisation, lorsqu’elles ont débarqué à l’ouest de la capitale en 1830. Sa seconde filière est El Kacimia, qui se trouve en Palestine.
Vient par la suite la tarîqa Chadhoulia avec plusieurs filières, dont dépendent 80% des voies en Algérie, parmi lesquelles la tarîqa El Habria-Belkadia. L’autre tarîqa est la Nakchbandiya, apparue en Turquie et qui s’est répandue en Asie et au Moyen-Orient. La tarîqa Tidjania, qui n’a pas de filière, compte à elle seule 350 millions d’adeptes à travers le monde.
A-t-on une idée sur le nombre de zaouïas en Algérie ?
Il y a trois ans, l’Union nationale des zaouïas l’avait évalué à 6000. Mais un recensement doit se faire avec des paramètres scientifiques. Beaucoup de zaouïas ont été agréées par le ministère de l’Intérieur, alors qu’elles sont totalement absentes sur le terrain. Je pense que le nombre est bien plus important que 6000, même si la célébrité reste circonscrite à quelques zaouïas…
Beaucoup reprochent aux zaouïas cette soumission au pouvoir politique et leur éloignement des problèmes de la société. Qu’en pensez-vous ?
C’est par conviction que les zaouïas ont pour principe l’obéissance à l’autorité politique, qu'elle soit injuste et inéquitable. Elles éduquent leurs adeptes à ce principe et évitent tout ce qui peut provoquer la «fitna». L’erreur, c’est d’enfoncer politiquement de manière très forte les zaouïas. Malheureusement, cela a été le cas. Certaines d’entre elles sont tombées dans ce piège…
Est-ce que ce sont les politiciens qui ont enfoncé politiquement les zaouïas ou les chouyouhk qui les ont compromises avec la politique ?
Les zaouïas avaient décidé d’avoir une place sur le terrain politique, mais ce dernier a fini par se déplacer vers elles. Des chouyoukh rendent visite à des ministres, à des hommes d’affaires et à des politiciens pour s’en rapprocher, d’autres font des allers et retours dans les grandes villes, notamment Alger, pour régler leurs problèmes, bénéficier de privilèges, avoir des postes de sénateurs ou de membres du Haut Conseil islamique, etc. Ils ont abandonné leur rôle religieux et spirituel pour des intérêts purement personnels.
Certains chefs de zaouïa ont été compromis dans des affaires de corruption, et d’autres ont utilisé la zaouïa comme tribune pour blanchir l’ex-ministre de l’Energie, Chakib Khelil, des faits de corruption qui lui sont reprochés.
Comment expliquer une telle compromission ?
Il faut d’abord savoir que la zaouïa est un espace ouvert à tout le monde, du simple citoyen jusqu’au président de la République, en passant par les ministres, les hommes politiques, les hommes d’affaires, etc. Je vous ai dit que le Président en personne fréquentait les zaouïas durant les 20 années de sa traversée du désert. Cela est tout à fait normal. Mais que les visites soient accompagnées par autant de publicité, comme nous l’avons vu avec l’ancien ministre de l’Energie, cela devient de la pure exagération.
Personne ne peut dire que ces visites ne sont pas politiques. Je n’ai aucune animosité contre ce ministre ou autre, mais je peux dire que cette manière d’agir fait bouger les ennemis des zaouïas, et ils ont bougé. Cette exagération des zaouïas a fait mal. Les chèques de clémence n’existent pas chez nous.
Ce que certains chouyoukh de zaouïa ont fait est une erreur. Beaucoup ont refusé de jouer ce rôle…
Il faut reconnaître que de nombreux chefs de zaouïa ont refusé et d’une manière très diplomatique. Je pense que la personne qui accompagnait l’ancien ministre a mal agi, non pas en raison de sa relation avec l’ancien ministre qui était conjoncturelle et d’intérêt, mais parce que je connais assez bien ce personnage. Il a fauté en agissant ainsi, et l’organisation au nom de laquelle il s’exprimait n’a aucune existence sur le terrain.
Je connais toutes les «torok» une par une, et je peux dire formellement que cette organisation qu’il dit présider n’existe pas. Les zaouïas ne sont structurées dans aucun cadre associatif. Moi-même j’ai plaidé au début des années 2000 pour la création d’un haut conseil pour les voies soufies, composé uniquement des chefs de ces voies ou d’une personne qu’eux-mêmes mandatent. Les associations qui parlent au nom du soufisme n’agissent que dans leurs intérêts.
A-t-on une idée du nombre d'adeptes du soufisme en Algérie ?
Je peux vous dire que le nombre a beaucoup évolué par rapport aux années 1970-80. Ce qui me réconforte, c’est que parmi les adeptes beaucoup ont des compétences avérées, et ce, dans tous les domaines. Je suis l’un des plus jeunes enseignants universitaires et je peux vous dire que les milliers d’étudiants que j’ai eus sont des adeptes du soufisme, malgré les campagnes de dénigrement des wahhabites.
Le nombre, je l’ai. Mais je ne peux vous le donner…
Comment pouvez-vous quantifier les adeptes, s’ils ne sont pas enregistrés quelque part ou qu’ils ne sont pas encartés ?
En 2009, j’avais évoqué le nombre de 6000 chiites en Algérie. A l’époque, les gens se demandaient d’où j’avais ramené ce chiffre.
Le temps m’a donné raison, puisqu'officiellement on avance le même nombre. Je n’ai pas de centre de statistiques, mais je fais beaucoup de terrain.
J’ai travaillé dans les 48 wilayas du pays et j’ai collecté des informations très importantes qui m’ont permis d’arriver au chiffre 6000. C’est important, parce que les chiites ciblent l’élite, contrairement aux salafistes-wahhabites qui eux optent pour la grande masse des ignorants.
Pour ce qui est des adeptes du soufisme, on peut aussi les quantifier avec les mêmes méthodes de comptage qui donnent des résultats assez proches de la réalité. Le nombre des adeptes est très important, au point d’influer sur les événements et sur les élections. Mais, il ne faut pas qu’ils se noient dans la politique.
De même qu’il ne faut pas que les politiques s'interfèrent dans les activités des zaouïas ou qu’ils fassent de celles-ci des espaces de campagne électorale….
Certains disent qu’avec la caution des zaouïas, on s’assure 4 millions de voix. Est-ce le cas ?
Ils n’ont pas tort. Je peux même vous dire que le nombre des adeptes va connaître durant les trois prochaines années une hausse moyenne de 500 000 à un million de nouveaux membres. Les zaouïas constituent un important réservoir de voix électorales…
Certains reprochent aux chouyoukh et adeptes des zaouïas d’adorer les tombes et de pratiquer du charlatanisme. Qu’en pensez-vous ?
Cela n’est que pur mensonge. Si nous allons sur les tombes de nos saints, c’est pour rendre hommage à ces grands hommes de culte et de savoir. Leurs zaouïas étaient un centre de rayonnement et jouaient un rôle aussi bien religieux que sociétal.
Si l’islam a survécu à 130 années de colonisation, c’est justement grâce aux chouyoukh des zaouïas qui ont fait de l’enseignement du Coran leur raison de vivre. Je peux vous citer Sidi Abderrahmane El Djilali, Sidi Yahia, Sidi M’hamed Cherif, Sidi Dada, etc., qui étaient à Alger et dont les zaouïas constituent des lieux de recueillement par excellence.
S’il n’y avait pas ce souffle spirituel chez les Algériens, l’Algérie aurait littéralement implosé durant les années 1990. Des cercles obscurs ont organisé ce courant salafiste wahhabite et on se demande aujourd’hui qui continue à le protéger, sachant qu’il est un véritable cancer.
La Grande Mosquée en construction à Alger devrait être baptisée au nom de Abderrahmane El Djillali. Ceux qui se targuent d’avoir réalisé la 3e plus grande mosquée dans le monde pour accueillir 120 000 fidèles, doivent penser aussi à l’entretien et sa gestion combien difficiles de ce lieux. J’imagine que ces courants obscurantistes se préparent déjà pour s’en accaparer. Ne soyons pas pressés de l’ouvrir.
L’Algérie ne doit pas faire peur. Elle doit rassurer par sa tolérance, son ouverture, sa politique de non-violence, son dialogue, etc.
Cette soumission à l’autorité politique est celle-là même adoptée par les adeptes de la salafiya-wahhabiya, qui sont les ennemis du soufisme. Comment l’expliquez-vous ?
Comme je l’ai expliqué, chez les zaouïas, le principe de l’obéissance à l’autorité émane d’une conviction alors que chez les salafistes-wahhabites, il s’agit d’une véritable pièce de théâtre. Ce courant apparaît comme une pièce à deux faces. La salafiya ilmia (scientifique), qui affirme sa soumission à l’autorité et une salafiya djihadiya, qui prône les assassinats au nom du djihad. C’est une répartition des tâches.
La salafiya ilmiya s’occupe de la théorie, et la salafiya djihadiya se charge de la pratique. Ce courant a été créé par des laboratoires qui utilisent l’une ou l’autre face, selon la nécessité et l’environnement. Les oulémas saoudiens qui encourageaient le terrorisme en Algérie, le condamnent aujourd’hui, après l’arrivée du nouveau souverain.
Al Madkhaliya, qui justifiait les massacres et les attentats à l’explosif en Algérie, vient de faire allégeance au général Haftar, en Libye, où elle pratique l’égorgement des enfants libyens. Je n’interfère pas dans les affaires d’un pays voisin, mais je constate des faits. Le courant wahhabite a été créé dans le sang.
Toute son existence, depuis Lawrence d’Arabie à ce jour, est faite de mort et de désolation. C’est une école de sang, qui se nourrit de sang.
Nous ne pouvons pas comparer le soufisme au wahhabisme. En Algérie, les wahhabites sont dans le commerce de l’informel, dans les mosquées, dans les institutions, partout. Ils représentent une menace réelle pour notre pays. Si aujourd’hui, ils obéissent à l’autorité politique, demain, ils passeront à une autre étape…
Sont-ils aussi représentatifs en Algérie ?
Je peux vous dire qu’ils contrôlent presque toutes les associations religieuses. Je profite pour lancer un appel aux autorités du pays afin qu’elles prennent conscience de ce danger qui guette la société algérienne.
Il faut faire en sorte que ces associations soient dissoutes. Elles contrôlent totalement les imams, décident pour eux, leur dictent ce qu’ils doivent prêcher... Elles débarquent des imams du «minbar» pour les remplacer par d’autres qu’elles manipulent.
Tout comme elles ont sous leur influence la majorité de nos mosquées. Comment peut-on tolérer de tels dépassements ? Je le dis en connaissance de cause, et le ministre des Affaires religieuses a été informé de ces faits graves.
Les mêmes courants ont utilisé les réseaux sociaux pour propager la fitna à Ghardaïa et, aujourd’hui, ils reviennent pour accabler tantôt les ibadites, tantôt le soufisme.
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