mercredi 30 mai 2018

Mohammed Abed al-Jabri : Tradition islamique, modernité et renouveau de la pensée

Par Sonja Hegasy, présidente du Zentrum Moderner Orient (ZMO) depuis 2008. Après des études de sciences islamiques et de sciences politiques au Caire, en Europe et à New York, elle obtient un doctorat à l'université FU de Berlin, sujet de thèse : "Etat public et société civile au Maroc". Ses thématiques de recherches sont la société civile, le dialogue interculturel, mémoire/histoire et la mondialisation.

« La raison est une lumière qui est sans aucun doute nécessaire pour éclairer l'obscurité mais elle peut aussi être utile en plein jour » - Mohammed Abed al-Jabri (27 décembre 1935 – 3 mai 2010). 

Mohammed Abed al-Jabri, né à Figuig au Maroc le 27 décembre 1935 et mort le 3 mai 2010, a sans conteste été l'un des plus éminents théoriciens sociaux du monde arabe. En 1970, sa thèse sur Ibn Khaldun, précurseur de la sociologie moderne du XIVème siècle, originaire d'Afrique du Nord, lui a valu son premier doctorat décerné par l'Université Mohammed-V à Rabat née après l'indépendance du Maroc. Ce fut le premier ouvrage d'une oeuvre qui allait en compter plus d'une trentaine. 

Al-Jabri était à la fois un philosophe critique et un partisan d'une politique sociale de gauche. Il a toujours été impliqué dans l'éducation, tout d'abord comme instituteur puis comme inspecteur de l'éducation, auteur de manuels scolaires, professeur d'université et enfin mentor. 

S'inspirant de l'histoire des mouvements musulmans non orthodoxes, al-Jabri a repris la démarche du philosophe allemand du XVIII ème siècle, Emmanuel Kant, dans le sens où il a demandé à ses lecteurs d'affirmer leur droit à définir le monde sur la base de leurs propres observations et non sur celles d'autorités prédéfinies, traditionnelles ou surannées. 

Il était, au sens noble du terme, un « intellectuel public ». En 1990, il a publié un Dialogue de l'Orient et de l'Occident nord-africain, sorte d'argument et contre argument avec le philosophe égyptien et professeur à l'université du Caire, Hassan Hanafi. Son principal ouvrage, Critique de la raison arabe, est paru en quatre volumes, à Beyrouth et à Casablanca entre 1984 et 2001 et a suscité de vives controverses. L'ouvrage tentait d'aborder le problème qui consiste à déterminer « comment lire et relire les écrits arabo-islamiques sans les sacraliser ». 

Selon al-Jabri, deux éléments principaux dans l'histoire des idées politiques continuent d'avoir une influence dans le monde arabe et sont responsables de l'incessante stagnation de celui-ci: (1) l'imitation plutôt que la pensée critique est devenue la forme principale de conscience et, (2) pris individuellement, les dirigeants ne sont pas souvent tyranniques : ils sont conseillés par ceux qui les entourent lesquels sont responsables du succès ou de l'échec. 

Pour neutraliser ces influences, al-Jabri voulait renforcer la tradition rationnelle, intellectuelle dans la pensée musulmane et, pour ce faire, il s'est inspiré des écrits d'Aristote, philosophe grec du IVème siècle av. J-C, et d'Ibn Rushd, philosophe et théologien musulman du XIIème siècle. 

A l'instar de beaucoup d'intellectuels contemporains du monde arabe, al-Jabri était peu connu en Allemagne jusqu'à ce que Reginald Grünenberg, éditeur et philosophe, découvre son oeuvre en 1995. Reginald Grünenberg envisage de faire publier en allemand, par sa maison d'édition Perlen Verlag, l'ensemble des oeuvres majeures de M. al-Jabri. 

Les attaques de M. al-Jabri contre l'autorité conventionnelle sont, sur le plan social, aussi explosives que les travaux du penseur et militant pour les droits de l'homme d'origine égyptienne Farag Foda, qui a été tué par deux membres appartenant à un groupe de fondamentalistes islamiques en 1992 ; ou que ceux de l'érudit soudanais Mahmoud Muhammad Taha qui a été pendu en 1985 pour s'être opposé à l'imposition de la loi islamique en septembre 1983, car elle séparait les musulmans des nombreux non musulmans soudanais et était ainsi contraire à l'unité nationale.

 Déclarés infidèles par les autorités religieuses de leurs pays respectifs, M. Taha et M. Foda n'ont pu bénéficier de la protection de la loi. Le fait que al-Jabri n'ait jamais eu à faire face à de telles menaces révèle un plus grand libéralisme de la part du Maroc. Le roi du Maroc lui a même offert les honneurs nationaux, mais il a toujours refusé de les accepter. 

Dans une lettre publiée en 2005, Reginald Grünenberg lui a demandé si ces vues provocatrices ne l'avaient jamais conduit à subir des actes de répression ou de violence, ce à quoi al-Jabri a répondu: « Je n'ai encore jamais fait l'objet d'une quelconque agression à cause de ma position politique ou à cause de certaines de mes idées qui expriment un point de vue idéologique ou culturel... Lorsque je critique un courant intellectuel ou que je souhaite m'en distancier, je le fais exclusivement en tant que penseur désireux d'indiquer clairement sa position et non en tant qu'opposant ou ennemi.» 

« Pour des millions de jeunes, al-Jabri a fait accepter la modernité, leur désir de démocratie et leur héritage culturel », déclare la célèbre féministe marocaine Fatima Mernissi. Les jeunes ont lu avec avidité son oeuvre et ont découvert une histoire musulmane dans laquelle la raison et la formation d'opinions individuelles constituent un élément fondamental. 

Al-Jabri appartenait à une génération de personnes instruites, une génération dont les jeunes gens ont connu la lutte pour l'indépendance en Afrique du Nord. Après quoi, ils ont influencé la formation de leur société dans tous les domaines. Sa devise était : « Ayez le courage de vous servir de votre propre intelligence ! » 

Une introduction à son oeuvre a été publiée en allemand par Perlen Verlag en 2009 et j'ai pu lui en apporter un exemplaire en mai de la même année. 

Sans doute aurait-il aussi adoré voir la traduction en allemand de Critique de la raison arabe. Une traduction en anglais est en cours. En fin de compte, même si l’un des plus grands intellectuels arabes est peu connu en Occident, il est possible que beaucoup discutent de l'importance du dialogue avec le monde musulman. 

jeudi 24 mai 2018

MOHAMMED ARKOUN : HISTORICISER L’ISLAM


Par R. L.

Mohammed Arkoun est l’une des grandes figures de la pensée philosophique et anthropologique du fait religieux de la deuxième moitié du XXe siècle. Succédant à de grands noms de l’islamologie, comme Louis Massignon (dont il a été l’élève), il produira une nouvelle approche des textes et de l’histoire de l’islam en puisant dans l’évolution des sciences sociales et de la philosophie.


Il se fera ainsi le défenseur d’une approche historique et constructiviste des textes, et plaidera pour une actualisation permanente de l’islam, s’opposant à la rigidité des lectures contemporaines faisant appel à une soi-disant authenticité du texte, qu’il juge en réalité être une orthodoxie fondée sur une lecture médiévale qui n’a plus d’actualité. En nous fondant en grande partie sur la présentation qu’offre Rachid Benzine de l’œuvre de Arkoun, dans Les nouveaux penseurs de l’islam, nous nous proposons de faire état des problématiques principales de celle-ci, tout en faisant retour sur ses impulsions premières. Il nous faudra ainsi rappeler combien le contexte colonial de l’Algérie, où il est né, pèsera sur ses engagements théoriques et philosophiques.

Les premières années et les premiers obstacles

Mohammed Arkoun nait dans l’Algérie coloniale de 1928, dans un petit village de Kabylie appelé Taourit-Mimoun. Ses premières années seront fortement marquées par la culture berbère et il grandit dans l’ignorance de la langue arabe. Afin de caractériser ce contexte culturel, Rachid Benzine note ainsi que « l’islam vécu par les siens reste très marqué par les croyances berbères ancestrales [1] ». 
Arkoun est éduqué par ailleurs dans un milieu de femmes, son père travaillant dans une épicerie qu’il possède alors dans la région d’Oran, à l’ouest du pays. À l’âge de 15 ans, il le rejoint, destiné à reprendre l’affaire familiale. Il fait alors une première expérience de sa situation minoritaire : ne maitrisant à cette époque ni l’arabe ni le français, il rencontre des difficultés à communiquer, et sa berbérité est moquée. 
Destiné à être épicier, comme son père, c’est l’un de ses oncles qui lui ouvrira un chemin différent. Soucieux de lui donner une bonne éducation, ce dernier l’envoie en effet dans une école française. Obtenant de bons résultats, et s’intéressant de plus en plus à la lecture, le jeune Arkoun ira par la suite étudier à l’université d’Alger, où il connaitra une lourde déception : ayant dorénavant appris la langue française, il souhaite en effet apprendre la langue arabe, mais il n’en trouve pas le moyen à l’université. Ses professeurs lui répondront que l’arabe n’est pas une « langue de culture ». Il retiendra de cette expérience douloureuse un esprit de révolte qui habitera sa pensée tout au long de sa vie. Il se rend par la suite en France, où il obtiendra, après de nombreux refus, l’autorisation de préparer l’agrégation en langue et littérature arabes à la Sorbonne.

Le poids du contexte colonial

Les barrières qu’il rencontre au début de ses études auront un poids déterminant sur la conduite de sa pensée. Il dit lui-même qu’il est devenu savant parce qu’il n’a pas été satisfait par les réponses données à ses questionnements d’enfant. Il écrit à une époque troublée par les débuts de la décolonisation, qui ont fortement orienté ses questionnements. Il décrit lui-même son engagement dans la pensée de la façon suivante : « Le mouvement national de libération s’opposait à la prétention coloniale à représenter la civilisation moderne, en insistant sur la personnalité arabo-musulmane de l’Algérie. Conséquence de cette confrontation brutale, je décidai : 1. de comprendre ce qu’était la personnalité arabo-musulmane que proclamait le mouvement nationaliste et 2. de déterminer dans quelle mesure la civilisation moderne, représentée par la puissance coloniale, devait être considérée comme une civilisation universelle [2] »
Son point de départ est donc celui de l’actualité immédiate du pays dans lequel il grandit. Il atteint l’âge de la maturité et de la réflexion au moment où les mouvements indépendantistes prennent de l’ampleur et donnent un contenu doctrinal précis à leurs revendications. C’est ainsi dans le but de comprendre ces revendications que Arkoun commence à penser. Il tente de donner une assise conceptuelle aux questionnements politiques qui l’habitent alors. Observant l’évidence d’une domination coloniale s’exerçant pour partie à travers le canal de l’idéologie, celle d’une modernité prétendument synonyme de l’universalité, Arkoun se sent par ailleurs embarrassé face aux revendications religieuses du FLN parce qu’il ne les comprend pas. Il s’engage alors dans une vaste entreprise analytique visant à dégager les traits fondamentaux de ce qu’il appelle la « personnalité arabo-musulmane ». Partant de l’Algérie des années 1950, Arkoun se dirige alors vers l’histoire médiévale de l’islam.

Une méthode de travail inspirée des sciences sociales

Arkoun a consacré son travail de thèse à l’humanisme arabe du Xe siècle, parce qu’il sent la nécessité de sortir de l’inertie dans laquelle est plongé l’islam de son époque : il cherche à renouer avec la tradition de penseur libre en islam. Il affirme ainsi vouloir sortir de l’étatisation dont serait objet la religion et il dit se situer « d’un point de vue interne à l’islam » en ayant « la préoccupation de restaurer notre compréhension du phénomène religieux comme un phénomène universel ». Selon lui, il est préférable d’entrer dans la religion par la culture, et non par le catéchisme. Il s’inspire ainsi directement des travaux anthropologiques de Roger Bastide, et affirme la nécessité de faire appel aux sciences sociales pour comprendre la religion.
À partir de ces intuitions, il élabore une méthode de travail qui s’organise autour d’une sorte de « triade conceptuelle » que Rachid Benzine [3] résume en ces trois termes : transgresser, déplacer, dépasser. Il faut selon Arkoun transgresser au sens où il faut accéder à un savoir critique visant à dévoiler les aspects épistémologiques et anthropologiques de la tradition religieuse. La déplacement qu’il appelle de ses vœux vise en outre à déplacer la tradition religieuse, qui s’est selon lui enfermée dans la théologie, et qu’il faut conduire vers d’autres territoires d’approche et d’analyse. Il faut enfin dépasser les discours conformistes et mythologistes, et pour cela maintenir son esprit dans une interrogation permanente.
Arkoun entend soumettre constamment la religion à la « raison interrogative ». Sa démarche consiste à retrouver le processus mental et historique qui a conduit à chacune des conceptions du monde construites au long des siècles par les religions. Il distingue trois niveaux de signification pour la religion. Le premier est celui de la religion-force, c’est-à-dire celle qui propose des réponses théoriques crédibles aux grandes questions que sont l’origine et la destinée de l’homme, le bien et le mal, etc. Le second niveau est celui de la religion-forme, qui renvoie aux formes prises par les religions dans des situations sociologiques et historiques concrètes. Le dernier sens est enfin celui de la religion individuelle, se référant à la vie intérieure d’une personne

L’« islamologie appliquée » et l’historicisation de la religion

L’une des interrogations premières fondamentales de Arkoun concerne les conditions dans lesquelles l’idée de vérité acquiert une force telle qu’elle commande la destinée d’un individu, ou produit une histoire collective. Comment, en somme, une idée de la vérité parvient-elle à se maintenir à travers le temps ?
Selon lui, la pensée islamique s’est développée selon le principe de la croyance en une forme de raison d’origine divine qui se manifeste dans le Coran. Il y a sacralisation de tout un patrimoine savant hérité du passé alors qu’il faut au contraire prendre en compte l’ouverture du Coran à de multiples possibles. Il en appelle à une « islamologie appliquée », qui consiste à étudier le texte coranique selon une méthode « déconstructive » d’archéologie des connaissances. L’étude de l’islam doit tirer parti de toutes les sciences aujourd’hui disponibles, et en particulier la linguistique moderne et l’anthropologie. Il déplore la fermeture, depuis les Xe et XIe siècles selon lui, de la bâb al-ijtihâd, que l’on peut traduire littéralement par la « porte de l’effort d’interprétation » : cela signifie que, selon lui, l’effort de réflexion théologique a disparu en islam depuis cette période. Cet arrêt a eu pour conséquence de masquer les discontinuités au sein de la pensée et de l’histoire islamiques, qui disparaissent dans ce qu’il appelle la « sphère de l’impensé et de l’impensable ». La raison islamique fonctionne dans le cadre de postulats que l’on ne discute plus. Il explique cela en donnant un sens historique et non pas théologique à la notion d’orthodoxie. En effet, il retrace l’histoire de la raison islamique, et considère que celle-ci a émergé au cours de ce qu’il appelle « l’expérience de Médine », c’est-à-dire au cours d’événements historiques concrets qui ont été par la suite transformés en un modèle. C’est précisément ce modèle qui est devenu au cours de l’histoire de l’islam une orthodoxie. En son sens historique, l’orthodoxie fait ainsi référence à une forme de « religion officielle ». Selon Arkoun, ce sont les pouvoirs en place qui définissent l’orthodoxie dans une société donnée. Abordée sous l’angle historique, l’orthodoxie serait donc toujours le résultat d’un rapport de forces.

Révélation et imaginaire

Il s’interroge par ailleurs sur la notion de « Révélation ». Pour lui, elle ne doit pas être comprise comme un discours normatif qui descendrait du ciel et obligerait l’homme à reproduire à l’infini les mêmes rituels d’obéissance. Elle est une proposition de signification pour l’existence, et peut donc être modifiée. Il en vient ainsi à dire que la Révélation a pour objet de « clarifier sans clarifier », ou de « dévoiler les significations et les sens sans éliminer l’inconnu, le mystère ou le caractère saisissant et merveilleux de ce qui est dévoilé ». 
Il distingue trois niveaux différents du Coran : (i) la Parole de Dieu, qui se rapporte au Livre Céleste, (ii) le discours coranique, qui est la transmission orale de cette parole de Dieu au Prophète. Ce discours suppose trois acteurs : Dieu comme « émetteur », le Prophète comme « premier récepteur » et ses compagnons comme « seconds récepteurs », (iii) le texte écrit, le mushaf.
En outre, dans son questionnement sur la Révélation, Arkoun en vient à distinguer d’une part le « fait coranique », qui désigne un événement linguistique, à savoir l’émergence du texte coranique et le « fait islamique », qui fait référence à la consolidation de cette nouvelle religion qu’est devenu l’islam. Il les dissocie, pour mieux comprendre leur rapport. En plus d’être un document de la Révélation, le Coran est donc selon lui un document historique et littéraire qui reflète le jeu des forces sociopolitiques d’une époque circonscrite dans le temps.
Se fondant sur cette base méthodologique, Arkoun observe que, dès le Xe siècle, l’orthodoxie a selon lui eu le souci de bien définir le « pensable » de la pensée musulmane et de la raison islamique, en vue de susciter la formation d’un nouvel imaginaire au sein de la communauté musulmane. Elle a imposé des frontières cognitives à ne pas franchir, et tout un « impensable » s’est constitué. L’approche de Arkoun se veut une « anthropologie du passé ». Il ne cherche pas à déterminer la véracité ou la fausseté d’un récit donné. Il est curieux de comprendre comment l’imaginaire social des musulmans a été formé et structuré par le phénomène du mushaf.
On voit ici se dégager un autre concept important dans la pensée de Arkoun, celui d’imaginaire, lié aux concepts de « fait islamique » et de « fait coranique ». L’imaginaire est pour lui une clé de lecture des sociétés. Il décrit le domaine de la réception et de la combinaison des images et des imaginations qui sont relatives à une réalité et qui sont acceptées par une société dans son contexte historique. Il distingue l’imaginaire religieux (convictions permises dans le cadre de la foi « orthodoxe »), l’imaginaire social (idées, perceptions, etc. qui jouent un rôle essentiel pour l’unité d’un groupe social) et l’imaginaire individuel. Le Coran fournit l’axe et la base de l’imaginaire du monde musulman. Par l’imaginaire qu’ils suscitent, les événements historiques réels peuvent se trouver transformés en paradigme et devenir des références essentielles. La conscience religieuse islamique est façonnée par le paradigme de la société idéale, qui est lui-même tiré de l’expérience historique de Médine. 
L’ambition de Mohammed Arkoun est ainsi de repenser l’histoire de l’islam comme religion révélée, mais il inscrit ce projet dans un cadre plus large. Il faut selon lui historiciser la catégorie de Révélation, afin de ne pas en laisser le monopole à la spéculation théologique orthodoxe.
L’originalité de la pensée de Mohammed Arkoun tient donc dans sa volonté de faire usage des outils des sciences humaines afin de comprendre le texte coranique et les faits historiques qui l’entourent, en ne se laissant enfermer ni par ces outils scientifiques, ni par les perspectives théologiques orthodoxes. En visant à déconstruire une certaine forme d’orthodoxie dominante, il s’inscrit dans la tradition philosophique de la déconstruction, tout en ne se confondant pas avec elle, et il puise dans diverses traditions – structuralisme, constructivisme, anthropologie appliquée, herméneutique, etc. – afin de forger une pensée originale qui a grandement contribué à renouveler l’islamologie, mais également l’étude du fait religieux en général. Son audience a été telle qu’il a été invité à donner une série de conférences en Ecosse, les fameuses Gifford Lectures, à la suite de grands noms tels que Raymond Aron ou Henri Bergson. Le titre qu’il a alors choisi pour ces conférences résume l’ensemble de son parcours intellectuel et de ses ambitions pour la pensée à venir : « Inaugurating a Critique of Islamic Reason ». Il a enseigné dans diverses universités du monde, et notamment à la Sorbonne, pendant les dernières années de sa vie, avant de s’éteindre à Paris en 2010.
Bibliographie : 
- Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, 2004. 
- Mohammed Arkoun, Humanisme et islam : Combats et propositions, Vrin, 2005. 
- Mohammed Arkoun, Pour une critique de la raison islamique, Maisonneuve et Larose, 1984. 
- Mohammed Arkoun, L’humanisme arabe au Xe siècle, Vrin, 1982. 
- Site internet de la Fondation Arkoun : http://www.fondation-arkoun.org
Notes :
[1R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, p. 91.
[2Rethinking Islam in Liberal Islam (1998), cité par R. Benzine, in. Les nouveaux penseurs de l’islam, p. 90.
[3R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam.

lundi 21 mai 2018

Une omra pour se laver les os ! Par Amin Zaoui




Nous vivons dans une société où tout est régenté par la religiosité et par le religieux. Discours. Horaires. Travail. Voyages. Mathématiques. Télévision. Santé. Agriculture. Culture. Amour. Haine. Mariage.
Divorce. Amitié… Et au sein de cette même société submergée par le poids du religieux et de la religiosité tout le monde se plaint aux souks, dans les mosquées, dans les universités, dans les moyens de transport en commun, chez lui à la maison, en criant et à voix haute : “Cette misère noire que nous subissons, et cette malédiction qui nous frappe de plein fouet sont les conséquences, tout simplement, de notre éloignement de la religion !”
En Algérie tout le monde cherche à se laver “les os” sales avec de l’eau sacrée de Zemzem !
Nous sommes le 1er mai, fête internationale pour la classe ouvrière. Mémoire d’une longue histoire de la lutte de la classe ouvrière. En Algérie, c’est une occasion suprême, pour l’Union générale des travailleurs algériens, UGTA, les enfants de Aïssat Idir et de Abdelhak Benhamouda, pour honorer ses syndicalistes, et tant mieux. Et comme à chaque 1er mai, on offre aux honorés communistes ou syndicalistes une omra, un voyage religieux vers l’Arabie Saoudite, la terre sainte, afin de se laver leurs os pollués !
Dans ce pays, on organise un concours de la poésie, en arabe classique ou en darija, et le jour J, le jury choisit le meilleur poème du meilleur poète. Et qu’importe le poème gagnant, classique ou moderne, un poème d’amour ou un poème sur le vin, sur la femme ou en éloge au Prophète (QLSSSL), nationaliste ou existentialiste, les respectés membres du jury offrent au lauréat ou lauréate, en guise de récompense pour le prix littéraire “une omra” vers l’Arabie Saoudite afin de se laver les os de ce Satan de la poésie ! La poésie est la conséquence de tout égarement !
Après un long parcours professionnel, un chemin rude et difficile, trente-deux ans de sueur, un peu plus, qu’importe le secteur parcouru, dans l’éducation nationale, l’armée nationale, la santé, le sport ou le transport… une fois l’employé, l’ouvrier, le travailleur, qu’importe l’appellation, est mis à la retraite, et dans une fête aux odeurs religieuses, ressemblant à une soirée de deuil, et en présence de ses anciens collègues, les nouveaux eux aussi ne ratent pas l’occasion, et de son affectionné patron, face à des bouteilles de limonade bien rangées sur une longue table nue, et des gâteaux secs dans des assiettes en carton, et des mouches, et en guise de récompense majeure on offre au nouveau retraité une “omra”, un vol aller-retour pour la terre sainte, vers l’Arabie Saoudite afin de se laver les os de tout ce qu’il a commis d’hypocrisie dans son parcours de citoyen bosseur !
Dans ce pays, où il y a une cinquantaine d’universités et tant mieux qui annuellement organisent une centaine de colloques internationaux. Et à chaque séance d’ouverture de n’importe quel colloque, un colloque scientifique et universitaire, qu’importe l’université, qu’importe la ville, qu’importe la présence des invités nationaux ou internationaux venus des quatre coins du monde membres des laboratoires universels renommés, des musulmans, des chrétiens, des juifs, des non-croyants ou autres…, qu’importe la problématique, la matière ou la spécialité du colloque, en médecine, en recherche nucléaire, en philosophie, en mathématiques, en littérature comparée…, on débute les travaux scientifiques, d’abord, par la lecture de quelques versets coraniques afin que les participants se lavent les os de toute idée satanique !
Jadis, les prix de la fin d’année scolaire octroyés aux meilleurs élèves étaient des romans, des livres d’histoire, de la poésie en arabe et en français, les Balzac, les Naguib Mahfouz, les Zola, les Mahmoud Darwich, les Khalil Gibran, les Gorki… aujourd’hui ces prix de la fin d’année sont réduits à un seul livre : le Coran.
Quand la religion est mise sur la place publique, exposée sur les étalages politiques, portée dans les paniers des hypocrites, elle devient une simple marchandise, ressemblant à rideau tombé cachant derrière lui des atrocités de toutes couleurs !
Et le pire que dans cette même société submergée par le religieux et la religiosité, tout le monde se plaint aux souks, dans les mosquées, dans les universités, dans les moyens de transport en commun, chez lui à la maison, en criant et à voix haute : “Cette misère noire que nous subissons et cette malédiction qui nous frappe en plein fouet sont les conséquences, tout simplement, de notre éloignement de la religion !”

lundi 14 mai 2018

Sayyid Qutb : Le maître à penser de l'islamisme radical

Par ROGER-POL DROIT



Pour la plupart d'entre nous, citoyens des pays occidentaux, l'islamisme radical est une découverte encore récente. Il aura fallu le 11 septembre, les talibans, Al-Qaeda pour que nous commencions à entrevoir la profondeur et la puissance du conflit qui s'installe. Pourtant, depuis plusieurs décennies, un penseur égyptien avait déjà élaboré les fondements de cette guerre. Une guerre totale, à ses yeux, presque un conflit cosmique, indissociablement mystique et politique. Son oeuvre monumentale, élaborée au milieu du XXe siècle, semble appartenir à un autre temps. Elle évoque, pour nous, le Moyen Age et le totalitarisme fanatique. Sa lecture est à tous égards impressionnante. Cet homme se nomme Sayyid Qutb (prononcez « Kot'b »).
Célébrissime dans nombre de pays musulmans, son nom, ici, n'est connu que des experts. Pourtant, depuis les années 1970, sa pensée n'a cessé d'exercer une influence considérable sur les mouvements islamistes. Khomeyni vénérait sa mémoire, l'Iran a d'ailleurs émis un timbre à son effigie. Les dirigeants du Soudan se réclament de lui, aussi bien que les groupes islamiques armés (GIA) d'Algérie. Les talibans l'enseignaient à Kaboul. Oussama ben Laden lui-même fut un des étudiants de Mohammed Qutb, son frère, éditeur de la version autorisée des 4 000 pages de l'oeuvre principale de Sayyid. Ayman Al-Zawahiri, théoricien de Ben Laden qui condamnait récemment la loi française contre les signes religieux à l'école, est un de ses disciples les plus directs.
Précisons-le d'emblée : ses lecteurs vont plus loin dans l'horreur que Qutb lui-même. Lui n'a pas préconisé le terrorisme et les assassinats comme moyen de lutte. Les combattants actuels simplifient et durcissent sa démarche, pourtant déjà radicale. Mais pratiquement tous les mouvements islamistes se rattachent à son héritage, pour s'en inspirer plus ou moins fidèlement, rarement pour s'en démarquer. A l'arrière-plan de la nébuleuse des organisations et des tendances se tient cet énorme discours aux facettes multiples. Son existence est indispensable à connaître pour saisir ce qui inspire, en profondeur, les combattants du djihad.
En effet, la pensée de Sayyid Qutb possède une cohérence interne indiscutable et une intensité spirituelle soutenue. Les deux se conjuguent rarement. On aurait donc tout à fait tort de croire cette oeuvre simpliste ou confuse. Ce sont au contraire sa puissante envergure, sa capacité à unir mystique et politique qui d'abord retiennent l'attention et peuvent rapidement susciter l'effarement ou l'effroi. Pour entrevoir cet univers mental déconcertant pour un Occidental moderne, il faut commencer par se placer dans la perspective d'une conversion religieuse totale qui englobe la totalité de la vie humaine, individuelle et collective, et ne laisse rien au-dehors d'elle.
L'islam de Qutb n'est pas une religion privée, partielle, individuelle. « L'islam est un ordre intégré complet, dit-il, un axe fixe autour duquel tourne la vie dans un ordre précis. » Tout doit être régenté par l'autorité divine, non par des décisions humaines.« Cela s'applique au mariage, à la nourriture, à l'habillement, aux contrats, à toute activité et travail, à toutes les relations sociales et commerciales, à tous les us et coutumes. » Dans cette perspective, pas moyen de séparer profane et sacré, religieux et laïc, Eglise et Etat, foi et politique. Au contraire, aux yeux de Qutb, ces divorces ont engendré la crise de civilisation des temps modernes. Le grand malaise contemporain - êtres humains déboussolés au coeur de la prospérité apparente, guerres mondiales, dépravation des moeurs - provient pour lui d'une seule erreur fatale : avoir séparé Dieu du monde. C'est à cela qu'il faut mettre un terme.
Le schéma d'ensemble est donc : harmonie divine, alliance rompue et temps d'errance, lutte pour restaurer le règne divin. La trajectoire personnelle de Qutb, si l'on se tourne vers sa biographie, correspond à ce schéma. Naissance : 1906, village de Mucha, près d'Assiout, en Haute Egypte. Famille : petits propriétaires terriens. Education : musulmane pieuse. Vérité ou légende : aurait su le Coran par coeur à 10 ans. Voilà pour l'harmonie supposée. L'errance, elle, va durer plus longtemps. Etudes : au Caire, à partir de 14 ans, école normale de futurs professeurs. Influence de l'islam réformiste, ouvert aux idées occidentales, celui-là même qu'il combattra plus tard. Carrière : enseigne à l'école publique, puis travaille au ministère de l'Education. Vie religieuse : à distance des extrémistes. Le mouvement radical des Frères musulmans, fondé au Caire par Hassan al-Banna entre 1927 et 1928, progresse rapidement. Qutb, alors, n'en fait pas encore partie.
Caractère : timide, sensible, réservé. Ambition, à cette époque : devenir homme de lettres. Ecrit dans diverses revues, publie nouvelles, poèmes, essais de critique littéraire. Quand revient-il donc exactement vers le Coran et les sources de sa foi ? Dans quelles circonstances, pour quelles raisons ? Points mal élucidés. Son périple en Occident (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Suisse, Italie) de 1948 à 1950 passe souvent pour le facteur déterminant de cette conversion. Ce n'est pas sûr. Son livre « La justice sociale dans l'Islam », qui paraît en 1948, peut être, déjà, une conséquence de cette mutation. En tout cas, son immersion dans la société américaine, à l'occasion d'une mission pédagogique, fut pour Sayyid Qutb une épreuve cruciale.
Qu'on imagine ce célibataire de 42 ans, qui n'a jamais quitté l'Egypte, arrivant dans le Colorado. Chaque jour, tout le choque. Le racisme dont il est victime, mais aussi la violence des combats de boxe, les dissonances du jazz, la tenue et les regards des étudiantes, leur liberté de moeurs. « Les filles américaines savent parfaitement le pouvoir séducteur de leur corps, écrit-il dans "L'Amérique que j'ai vue". Elles savent qu'il réside dans le visage, les yeux expressifs et les lèvres gourmandes. Elles savent que la séduction réside dans les seins ronds, les fesses pleines, les jambes bien formées - et elles montrent tout cela et ne le cachent pas. » Une soirée dansante organisée dans une église le laisse abasourdi.
Dès son retour, Qutb devient membre des Frères musulmans et le doctrinaire le plus influent d'un mouvement qui compte déjà, rien qu'en Egypte, plus d'un million de membres actifs. Nasser prend le pouvoir en 1952 avec leur soutien, avant de les pourchasser à partir de 1954. Qutb est emprisonné. Son frère Mohammed se réfugie, avec d'autres, en Arabie saoudite. Sayyid ne quittera pas la prison avant la fin de 1964. C'est là qu'il rédige et remanie constamment « A l'ombre du Coran », son commentaire-fleuve de certaines sourates. Intention : expliquer le Coran par le Coran, sans commentaires philosophiques ou historiques extérieurs. Qutb veut revenir au « mode de penser musulman pur ». Cette pureté ne se trouve pas en restant dans les livres. Ce qui importe, pour lui, c'est le Coran comme expérience, l'islam comme vie intégrale, rupture avec les erreurs anciennes, lutte pour l'avènement d'un monde où l'on ne servira plus que Dieu. Car, insiste Qutb, « tout ce qui est coupé de Lui est coupé du vrai sens de cette vie ». Tout se mesure à l'aune divine.
Qutb, en prison, est entré dans la lutte finale. Pour lui, c'est l'écriture, l'élaboration d'une pensée capable de remettre l'humanité entière sur la voie de l'harmonie divine. Car « ce système est là pour guider tous les hommes ». Le sage rebelle et inflexible vit à l'hôpital de la prison. Santé fragile et séquelles de tortures. Fin 1964, il est libéré. Il publie « Repères sur le chemin », recueil des pages les plus radicales de son grand oeuvre. Après huit mois de liberté, Qutb est de nouveau arrêté. Condamné à mort par un tribunal militaire à cause de son livre, il est pendu le 29 août 1966. Le Frère combattant meurt en martyr.
On ne résume pas 4 000 pages. On retiendra que deux notions antagonistes organisent l'ensemble. Ce que les musulmans doivent combattre, en eux-mêmes comme au-dehors, se nomme la jâhiliyya . Ce terme désigne habituellement l'ignorance, l'état de ceux qui n'ont pas reçu le message de Dieu. Cette errance liée au paganisme prend chez Qutb un sens extrêmement large : la jâhiliyya est devenue, aujourd'hui, totale et mondiale. L'alliance avec Dieu est rompue. Les hommes croient pouvoir décider à sa place, ce qui est la pire des offenses. Le matérialisme domine, les moeurs sont bestiales. La « corruption de la terre »l'emporte. L'islam a perdu le rôle offensif et le leadership qui, selon Qutb, doivent être les siens. Il s'agit de les restaurer par la lutte. La guerre la plus acharnée doit être menée contre les pires ennemis, les faux musulmans, les musulmans de nom, de nom seulement. Sous couvert d'islam, ils accroissent en fait la jâhiliyya en séparant les hommes de Dieu par la laïcité de l'Etat.
Ce qu'il s'agit d'instaurer définitivement, c'est tout l'inverse de cette errance : lahâkimiyya , le règne et l'autorité de Dieu, l'emprise de son jugement infaillible sur toutes les affaires humaines. Seul ce règne absolu pourra garantir la liberté, puisque aucun humain ne sera plus soumis à aucun autre. Le règne de Dieu mettra un terme à toute dictature humaine. C'est donc seulement avec l'instauration universelle de laShari'a, l'ensemble des préceptes pratiques du Coran, que prendra fin l'errance de l'humanité. On coupera donc partout la main des voleurs, toutes les femmes cacheront leur corps et toutes seront lapidées à mort en cas d'adultère.
Dans la vision cosmique de Qutb, le peuple de Dieu (les vrais musulmans) s'oppose aux juifs et aux chrétiens, qui tentent, depuis toujours et sans succès, de les anéantir. « Depuis les premiers jours de l'islam, écrit Qutb, le monde musulman a toujours dû affronter des problèmes issus de complots juifs. » Les quelques passages du Coran qui incitent au pardon et à la tolérance envers les juifs, Qutb conseille de ne pas les mettre en valeur : « En vérité, ce sont des juifs qui soutiennent la plupart des théories maléfiques visant à détruire toutes les valeurs et tout ce qui est sacré pour l'humanité. »
Le totalitarisme théologique de Qutb projette une guerre de très longue durée, menée au nom de Dieu contre les impies, y compris, éventuellement, les oulémas eux-mêmes. Toute laïcité est jugée criminelle. Toute « liberté de non-croyance en Dieu » est refusée. Toute coexistence religieuse est inconcevable, sauf tactique temporaire. L'islam doit s'assurer le leadership total sur l'humanité - « son objectif est la terre entière », souligne Qutb. A terme, il s'agit d'instaurer un Etat islamique mondial, un règne planétaire de la Shari'a. Rien de moins. Ce n'est certes pas la seule conception de l'islam ni la seule lecture du Coran disponible. Mais ce noyau d'idées « qutbistes » se trouve au centre du terrorisme actuel. Cela éclaire. Cela ne rassure pas

vendredi 11 mai 2018

HASSAN AL-BANNA (1906-1949) ET LA POLITISATION DE L’ISLAMISME

Par Mélodie Le Hay


Hassan Al-Banna

L’islamisme est une idéologie politique qui tend à faire du corpus religieux un programme politique. L’islam politique s’élabore au XIXe siècle, les dimensions idéologique et politique prenant progressivement le pas sur les dimensions culturelle et intellectuelle dans le courant des années 1920-1930.
Hassan al-Banna est, tout comme Jamal ad-Din al-Afghani (1839-1897) ou encore Sayyid Qutb (1906-1966), une des figures marquantes de ce basculement.


L’émergence de l’islamisme politique

Au cœur de l’islamisme se trouve la volonté politique de raviver le concept de l’oumma, la communauté des croyants, et par là de rétablir l’unité du monde musulman. L’idée de l’oumma est liée aux premières années de l’islam, au temps du prophète, période mythifiée par l’ensemble des fidèles. C’est la seule notion permettant de dépasser les divisions traditionnelles de l’islam qui sont autant de traumatismes dans l’histoire musulmane dès le début de l’ère omeyyade.
La question de la succession est à la base de la première grande fracture. Par islam des origines, on entend généralement le temps du prophète et des quatre califes qui lui ont succédé : Abou Bakr, Omar, Uthman et Ali furent aussi ses disciples. Le salafisme renvoie à ce retour aux Anciens, période de consensus où l’oumma était unifiée, soit la seule période dont la référence fait autorité chez tous les musulmans. Le problème de la succession se pose pendant le califat d’Ali (656-661) : faut-il privilégier la règle du sang, et donc choisir un calife dans la lignée familiale du prophète (et donc d’Ali son gendre et cousin) ou la règle de la compétence ?
Finalement, c’est une dynastie lointainement reliée au prophète, la dynastie des Omeyyades, qui s’empare du pouvoir par un coup de force et reçoit le titre de calife. Ils dépossèdent la lignée d’Ali, créant un shiisme irrémédiable entre les musulmans, les sunnites qui leur sont fidèles et les chiites qui restent fidèles à Ali. Dotée d’une légitimité religieuse et politique faible, les Omeyyades ont dû, pour y pallier, renforcer l’institutionnalisation du pouvoir politique, d’où la première dérive, les califes tendant à devenir plus des sultans que des dignitaires religieux. Parallèlement à la politisation de l’institution, et pour répondre au besoin de légitimité du calife, se construit une instance religieuse quasi officielle, à l’origine de la seconde dérive, la politisation du corps des oulémas. Contrairement à l’idée de l’oumma, on assiste progressivement à la division et l’organisation du corps des oulémas, lié de facto au pouvoir politique puisque que le mufti est par exemple un fonctionnaire de l’Etat. La période omeyyade coïncide finalement avec une double déchirure : religieuse d’abord avec la distinction sunnite/chiite, communautaire ensuite avec l’intégration des populations qui ne sont pas toujours arabes et islamisées comme les Persans.
Ces fractures ont longtemps été refoulées car, jusqu’au début du XXe siècle et la fin de l’Empire ottoman, le gouvernement était musulman et regroupait la presque totalité des fidèles. La fonction des oulémas était de légitimer le pouvoir autoritaire du calife ou du sultan, quelque soit ses actions, car pire qu’un mauvais gouvernant, il fallait éviter la fitna, qui se réfère un état de guerre civile et de querelle interminable entre les croyants.
Dans la tradition musulmane, deux mondes coexistent : Dar al-islam ou Maison de la paix et Dar al-harb ou Maison de la guerre, soit la sphère des non-musulmans, la terre des impies. Concrètement, la Dar al-harb regroupe les pays qui ne respectent pas la loi musulmane, et donc souvent les Etats dont le gouvernement n’est pas musulman. Elle est soit perçue comme une terre à conquérir et à islamiser, soit une sphère avec laquelle l’oumma doit coexister. La priorité reste, dans les deux cas, d’empêcher la sphère impie de conquérir la Dar al-islam. La présence européenne en terre d’islam est donc perçue comme une menace qui réactive également toutes sortes de traumatismes en réveillant les points de fracture qui divisent le monde musulman.
Face à l’occident, l’islam est perçu comme la solution la plus appropriée, les islamistes se référant au concept a-historique qu’est l’oumma qui permet de se placer hors de l’histoire, en construisant une société utopique, en réaction à la modernité qui participe à provoquer dans le « corps social » de l’islam des phénomènes d’atomisation, de perte de repères. Malgré leurs divergences, un point est reconnu par l’ensemble des islamistes, la charia doit être la seule constitution de l’Etat. Elle se fonde sur trois sources : la parole immuable de Dieu inscrite dans le Coran qui organise les relations entre l’Homme et Dieu et entre les hommes ; la sunna qui relate les faits et gestes du prophète d’après ses disciples, référence ultime pour éclairer le Coran selon les islamistes ; le Hadith, c’est-à-dire la « conversation », qui regroupe les paroles du prophète.
L’islamisme, d’abord mouvement intellectuel et culturel, évolue progressivement vers une tendance plus politique jusqu’à pouvoir distinguer schématiquement deux grandes traditions au sein de l’islamisme politique qui se différencie sur le point de la légitimation des sultans et des califes. Pour l’école pragmatique ou quiétiste, mieux vaut un pouvoir autoritaire que la fitna destructrice pour l’oumma. Cette tradition se concrétise par un contrat implicite, politique et social, entre le corps des oulémas et le corps politique (régime wahhabite en Arabie saoudite notamment). En contrepartie de ses avantages, le premier garantit la légitimité religieuse du second. L’école radicale refuse quant à elle la soumission du corps religieux et plus généralement des musulmans à la politique arbitraire du prince. Elle se veut la gardienne de l’orthodoxie des premiers temps et, à ce titre, prétend qu’il est possible voire préférable de renverser un prince illégitime. La première branche est plutôt favorable à une islamisation par le bas ; la seconde à une islamisation par le haut. Certaines branches de l’école radicale utilisent la violence politique, qui a par exemple abouti à l’assassinat du président égyptien Sadate en 1981.

Hassan al-Banna (1906-1949) et la fondation des Frères musulmans

Dans la lignée des premiers réformateurs de l’islam du XIXe siècle et proche de l’islamisme pragmatique, Hassan al-Banna, qui est aussi le grand père de Tariq Ramadan, est un des précurseurs de la politisation de l’islamisme qui souhaite allier idéal, en se fondant sur les sources du Coran, et pragmatisme, en étant conscient des enjeux de son temps. Né en 1906 à Mahmudiyya, près d’Alexandrie, Hassan al-Banna est initié dès son plus jeune âge aux préceptes de l’islam par son père, horloger de profession et férue des sciences islamiques, qui le pousse à étudier le Coran par cœur et la langue arabe. Préférant l’Ecole normale du Caire au cursus universitaire classique d’al Azhar, il devient instituteur et l’un des principaux et des plus influents prédicateurs de son temps. Il commence à prêcher dans les cafés, les mosquées et divers lieux de rassemblement de la capitale.
En 1928, au moment de la montée des mouvements radicaux toutes tendances confondues, il fonde la confrérie des Frères musulmans, terme emprunté aux premiers califes. Cette association, qui devient célèbre sous le nom des Frères musulmans, tente de raviver le sentiment religieux des musulmans, épuré des superstitions et des croyances populaires perçues comme déviantes. Il gagne de nombreux croyants à sa cause en jouant sur sa proximité avec les différentes populations, notamment les jeunes et les plus démunis. Son action sociale lui permet en effet d’assurer une base sociale solide au mouvement. La confrérie crée des associations de charité, des mosquées ou encore des écoles et des universités. Elle gagne progressivement en influence en s’appuyant sur des relais implantés sur tout le territoire. Plus qu’une organisation sociale et religieuse, la confrérie se veut aussi très active sur le plan politique.
Car en créant les Frères musulmans, Hassan al-Banna ambitionne de revenir à l’Etat islamique des premiers temps, de reconstruire l’oumma sur les décombres de l’impérialisme des Britanniques d’une part, de la classe politique égyptienne corrompue et vendue aux Anglais d’autre part. La référence à l’islam des origines doit permettre de trouver des réponses théologiques à la crise existentielle que traverse le monde musulman. Il ne distingue pas politique et religion, l’alliance des deux devant permettre de réaliser les objectifs que se fixe la confrérie, soit faire revivre l’islam et éduquer le monde à ses principes. Il milite dans ce sens pour la restauration du califat.
En 1948, l’influence de l’association est telle qu’elle peut envoyer un groupe de volontaires participer à la guerre israélo-arabe de 1948. Perçue comme une démonstration de force, l’association est interdite par le roi Farouk qui ordonne l’assassinat d’Hassan al-Banna. Il meurt le 2 février 1949. S’ajoute à partir de là la figure mobilisatrice du martyr qui participe à la création de la légende qui entoure les Frères musulmans.
Bibliographie indicative : 
- Carré Olivier, Seurat Michel, Les frères musulmans, 1928-1982, Paris, L’Harmattan, 2002 (1er édition : 1983). 
- Chebel Malek, Changer l’Islam : Dictionnaire des réformateurs musulmans des origines à nos jours, Paris, Albin Michel, 2013. 
- Ternisien Xavier, les Frères musulmans, Paris, Fayard, 2005. 
- On peut suivre la pensée d’Hassan al-Banna et son cheminement vers le radicalisme dans sa correspondance ou dans les écrits de sa famille.


Citations de Mohammed Arkoun

CITATIONS DE MOHAMMED ARKOUN